Etre actionnaire dans une société dont l’activité est problématique

Question : Est-il permis à un musulman d’être actionnaire dans une société qui exerce, de façon secondaire, une activité illicite ?

Réponse : Il y a deux avis principaux qui existent sur le sujet :


  • Selon un très grand nombre de savants contemporains, il n’est en aucun cas permis à un musulman d’investir dans une société cotée qui exerce une activité illicite, et ce même si celle-ci se fait de façon secondaire et que les revenus produits de cette activité sont infimes (moins de 5%). Cet avis est notamment celui de Cheikh Abdoullah bin Bî’ah, Dr An Nachmiy, Cheikh Ahmad Al Kourdiy, Dr Ali Ahmad As Sâloûss et de Cheikh Adh Dharîr ; il est aussi celui qui a été retenu par Al Madjma’oul Fiqhiy de Makkah (liée à la Ligue Islamique Mondiale), la Commission Permanente pour la Recherche et l’Iftâ d’Arabie Saoudite, le Comité de Conformité Shariah de la Kuwaït Finance House, de la Dubaï Islamic Bank et de la Banque Islamique Soudanaise.

 

  • Un autre groupe de savants contemporains soutient que l’investissement dans une société cotée exerçant de façon secondaire des transactions illicites est toléré pour le musulman, sous condition notamment que les revenus produits de ces transactions soient minimes et que l’investisseur s’efforce de purifier ses dividendes de la part de revenus provenant de celles-ci.[1] Parmi les oulémas qui soutiennent cette opinion, on peut citer Cheikh Abdoullah Ibn Manî’, Cheikh Taqi Outhmâni, Cheikh Moustafa Ahmad Az Zarqâ, Dr Abdous Sattâr Abou Ghouddah, Cheikh Nizâm Ya’qoûbi et Dr Nazîh Hammad. Cet avis est celui qui a été retenu par le Shariah Board de l’AAOIFI, de la Shirkat Al Râdjihi Al Masrafiyah, de la Banque Islamique Jordanienne, de la plupart des membres présents lors du sixième forum du groupe Al Barakah.

Cet avis, qui est le fruit d’un idjtihâd contemporain sur une problématique nouvelle, repose notamment sur les principes juridiques suivants :

  • Ce qui n’est pas autorisé de façon distincte peut l’être de façon secondaire. Exemple : la vente d’un fœtus animal ne peut faire l’objet d’une transaction à part entière dans le droit musulman. Par contre, la vente de l’animal gravide est autorisée. C’est ce raisonnement qui a poussé des oulémas à tolérer l’actionnariat dans une société réalisant une proportion minime d’opérations illicites de façon secondaire.

 

  • Le mélange d’une petite partie de ce qui n’est pas illicite en soi mais qui a été acquis de façon illicite (al harâm li kasbihi lâ li wasfihi) dans une grande partie de licite ne rend pas l’intégralité du produit illicite. Ce principe a été souligné par Ibnou Taymiyah (rahimahoullâh) dans ses Madjmoû’ oul Fatâwa (Volume 29 / Pages 320-321) ainsi que par plusieurs savants des autres madhâhib. C’est à partir de ce principe que des oulémas ont déduit que le fait qu’une société cotée ait une part de revenus provenant de source illicite ne rend pas pour autant l’intégralité de ses revenus illicites.

Les oulémas du second groupe soulignent par ailleurs que l’application de leur avis de permission conditionné permet notamment :

  • de promouvoir d’une certaine façon des critères éthiques et des principes islamiques sur les marchés boursiers internationaux et de contribuer ainsi à un effort de islâh (amélioration) de système financier dominant.

 

 

  • d’offrir aux institutions de finance islamique qui n’ont pas recours aux placements à intérêts (ribawis) des outils d’investissement alternatifs.

 

En tous les cas,  la position du second groupe de oulémas exprime une tolérance visant à écarter une certaine gêne (harj) à la communauté musulmane au niveau des investissements dans un monde dominé par le système ribawi. Cette position ne doit surtout pas être interprétée comme un encouragement pour le musulman à réaliser dans sa vie de tous les jours des transactions illicites pour peu que celles-ci ne soient pas importantes par rapport à l’ensemble de ses activités.

Dans la pratique, l’application de ce second avis a immédiatement fait ressortir la nécessité de fixer une limite de tolérance d’activités illicites bien précise, et ce, afin que soit possible la mise en place d’un filtrage efficace permettant de distinguer les sociétés dont l’actionnariat est acceptable de celles dont il ne l’est pas. Et dans la détermination de ce taux, il a fallu procéder à un idjtihâd supplémentaire : jusqu’à quelle limite peut on considérer que les revenus provenant d’activités illicites sont minimes ? Plusieurs avis ont ainsi été émis à ce sujet : pour certains, la limite à ne pas dépasser serait de 10 %. Pour d’autres, elle serait de 5 %. Par mesure de précaution, en cas d’adhésion à l’avis du second groupe de oulémas, c’est ce dernier ratio qui devrait être retenu, conformément aux standards énoncés par l’AAOIFI.

Selon Dr Mounzir Qahf, la détermination du ratio de 5% (ou de 10 % selon certains) comme seuil à ne pas dépasser s’est faite simplement parce que ce sont là des limites faibles qui sont prises en compte sur certaines autres questions du droit musulman (qui, soit dit en passant, n’ont strictement aucun lien avec la présente problématique). Ainsi, plutôt que de fixer des valeurs nouvelles, les savants ont préféré revenir vers ce qui était déjà cité d’une façon ou d’une autre dans les références religieuses musulmanes (shar’îy). Ici, il est possible, à mon humble avis, que ces valeurs aient été calquées sur celles du ‘ouchr et du nisf oul ‘ouchr, qui constituent :

  • le montant d’impôt  dont doivent s’acquitter, dans un dâr oul islâm (pays musulman) et  sous certaines conditions, les commerçants non musulmans (qui, rappelons-le, ne sont pas assujettis à l’obligation de la zakâte);

 

  • la quantité de production agricole qui doit être donnée en aumône sous certaines conditions.

Il est important de souligner, pour conclure, que ces ratios de tolérance ne sont pas à prendre comme des références définitives : ils peuvent tout à fait être revus en fonction des circonstances. C’est ce qui a été clairement affirmé par le CCS de la Shirkah Al Râdjihi Al Masrafiya lors de sa session de Novembre 2001.

Wa Allâhou A’lam !

Et Dieu est Plus Savant !



[1] Il y a également d’autres conditions (liées par exemple au ratio d’endettement de la société) à remplir pour qu’un tel investissement soit toléré.